C’était une scène sans compromis. La roche tombait abruptement des deux côtés dans le ravin creusé par un cours d’eau à sec depuis des lustres. Le sable y coulait désormais, imitation sans tact des eaux. Un étang s’était jadis formé, qui n’était plus que plaques craquelées. Là, âprement, poussait un sévère aloès. Un peu d’humidité, ou un souvenir d’humidité, lui permettait de survivre et, bien que l’hiver l’eût dépouillé de fruits et de feuilles, il se ratatinait sur lui-même et s’entêtait à vivre.
L’aloès, le ravin, la roche, le désert qui s’étendait au-delà, tous avaient une histoire à raconter, rapidement et totalement, sans la moindre parole. Il était possible de survivre en un tel lieu, mais le prix de la survie était élevé.
Il n’y avait là rien de tendre. Le vent lui-même râpait le visage.
Elle avait les cheveux fauves blanchis par la poussière et son visage, qui était jeune, raviné par la poussière, les vents et d’autres intempéries intérieures, paraissait âgé.
Il y avait moins d’un mois qu’elle se trouvait dans la région, mais elle en faisait déjà partie intégrante. Elle aurait pu y être restée des siècles. Elle aurait pu y être née.
Au matin, elle escaladait la roche de la falaise nord et montait dans le désert. Une maigre source boueuse persistait à un demi-mille du ravin. Elle y buvait, à moins que, ce jour-là, les sables n’eussent bouché le trou. Si elle ne parvenait pas à le dégager avec les doigts, comme cela arrivait parfois, elle ne buvait point. Il se pouvait qu’elle aperçût un minuscule lézard. Elle était devenue habile au maniement d’une fronde faite avec sa ceinture et, grâce aux silex pointus qu’elle avait trouvés au fond du ravin, elle tuait le lézard pour le manger. Ce genre de repas n’avait rien d’appétissant et il était fréquent qu’elle ne se donne même pas la peine de manger. Ces petites morts la mettaient également en colère, car elle avait tué un homme à l’aide d’une aiguille en cristal et tout meurtre lui rappelait cet acte et son inutilité.
De jour, Jaret restait tapie contre l’aloès, ou bien, si les vents étaient trop forts, elle rampait parmi les larges fentes dans la roche. Les jours s’écoulaient rapidement, car elle les passait à ruminer sur ce qui aurait pu être si la promesse avait été réalisée ; sur ce qui était depuis qu’elle ne l’avait pas été. De temps à autre, elle se représentait cette vision du jardin ténébreux, la femme qui n’était pas elle, la conscience du choix, de l’amour et du développement d’un enfant divin. Ou alors, elle se rappelait le rêve d’extase où le dieu l’avait possédée. Puis elle levait la tête et hurlait à l’adresse du ciel, à maintes et maintes reprises.
Et temps en temps, elle recevait un visiteur.
— Bonjour, lui disait Chuz. Tu es heureuse d’être libre ?
— Pourquoi te moques-tu de moi ? s’écriait Jaret. Que veux-tu de moi ?
— J’hésite. Je pense que je suis devenu fou, dit le Prince La Folie, qui jetait les dés en l’air comme un petit garçon tout joyeux.
L’aloès devint nettement fou et il lui poussa des feuilles qui furent détruites par le vent.
Lorsque Jaret tuait un lézard, Chuz pouvait alors apparaître, assis sur un bout de pénombre sinistre sur le sol, ou marchant à l’horizon. Il semblait admirer son aptitude à manier la fronde.
— Je t’ai déjà expliqué. Il faut que tu sois patiente.
— Je suis patiente, disait-elle en déchirant ses vêtements avec les dents.
— Je vais faire de la musique et tu danseras.
Il secouait une crécelle en laiton qui émettait des sons de sistre. Jaret dansait, contre sa volonté et avec frénésie. Cette manifestation idiote et sans grâce lui donnait une sensation agréable. Finalement, elle tombait sur le sable.
— Que désires-tu ? lui demanda-t-il un jour.
Jaret ne répondit pas, la chose était inutile, car des mâchoires d’âne apparurent et parlèrent à sa place en braillant, révélant ses désirs les plus secrets.
— Je voudrais l’enchaîner et le fouetter avec sept instruments différents dotés de mèches d’acier chauffées à blanc. Je l’attacherais à une roue qui roulerait à travers le ciel et les émissions brûlantes des étoiles. Je lui arracherais le cœur et le lui montrerais.
— Tu le feras.
Jaret resta alors coite.
— Cela ne se peut, puisqu’il est un dieu.
— Il est exact que tu ne peux faire de mal à son corps. C’est son armature psychique qui sera enchaînée, fouettée, attachée à une roue et brûlée, et son cœur psychique qui sera arraché. Mais ce n’est pas un dieu. N’as-tu pas encore deviné qui est ce seigneur des tromperies et mensonges ?
Jaret leva la tête. Elle fixa le visage de Chuz. Ses deux côtés lui apparurent, masque ultime de démence, et elle ne cilla point, les yeux semblables à ceux des lézards qu’elle tuait.
— Qui est-il donc ?
— Ajrarn. Tu te rappelles ? Le monstre sorti des égouts souterrains.
Jaret fut outragée. Elle n’aurait pu se laisser abuser par ça, souffrir l’extase sous les avances de... ça !
— Non !
— Allons, toutes les régions de Bhelsheved ont été trompées. C’était un démon puissant. Supposes-tu qu’il ne puisse adopter une jolie forme lorsque cela est nécessaire ? Réfléchis un peu, continua Chuz en lui caressant tendrement les cheveux. Le dieu véritable et authentique aurait-il choisi une autre que toi ?
Jaret traversa du regard le visage de Chuz. Elle réfléchit.
— Tout Bhelsheved est dans l’erreur, dit Chuz, pourtant les doutes apparaissent déjà. L’enfant est né.
Jaret sursauta.
— Est-il beau ?
— Oui. Mais c’est une fille, pas un garçon.
Jaret fronça les sourcils. Il lui avait semblé que l’enfant d’un dieu serait un garçon, qui pourrait être un héros ou un roi de la Terre. Parmi son peuple, les femmes apprenaient à se placer en dessous des hommes. Comment un dieu pouvait-il choisir de manifester sa graine sacrée dans une progéniture féminine ?
— Bhelsheved, dit Chuz, est aussi troublée que toi par le sexe de l’enfant. Et par d’autres questions. Un rêve de la dernière fête d’adoration, une tour noire ornée de lumières, une forme d’ombre qui a accordé certaines aspirations. D’étranges événements. Des jeunes femmes violées, incapables d’identifier leurs assaillants. Des hommes riches qui sont morts brutalement, laissant leur fortune à leurs héritiers. Des hommes qui ont beuglé l’amour qu’ils éprouvaient pour des filles laides, hideuses ou répugnantes mais toujours minaudières. Des maladies et des mutilations. Cela à l’intérieur comme à l’extérieur de la ville blanche. Ajrarn a été très occupé.
Jaret se remit sur pieds.
— Va à Bhelsheved, dit Chuz. Sois devineresse. Dis-leur tout ce que tu sais. Mets-les en garde, ces ballots infortunés qui se débattent entre ses rets. Rappelle cette histoire : le Prince des Démons a cherché à détruire le monde, mais les dieux l’ont envoyé paître. Sois servante des dieux, ma chérie aux cheveux fauves. Toi aussi, envoie-le paître, ce monstre qui t’a abusée et rendue misérable.
Jaret se mit en marche, remonta posément les roches, avançant presque sans réfléchir et tout droit dans la direction de la cité.
Chuz eut un petit rire. Ses yeux horribles étaient fixés sur le dos de Jaret. Les mâchoires lui parlèrent.
— Ajrarn n’aurait pas dû refuser le cadeau à son enfant. Ajrarn n’aurait pas dû s’opposer à moi.
Chuz enveloppa de son manteau le côté hideux de son visage ; il contempla le sable en baissant les yeux. Maintenant, il était beau. Il murmura :
— Suave Ajrarn, qui t’amuses à usurper mon titre, je n’ai nulle querelle contre toi, je fais un échange. Le troc n’est pas la guerre. Sois donc toi-même Maître des Illusions. Et Chuz sera le Porteur d’Angoisse, le Chacal, le Mauvais.
Entrons maintenant à Bhelsheved. L’on aurait pu ne pas la reconnaître. Des foules se trouvaient partout, à l’intérieur comme à l’extérieur. Des hommes en beaux habits, des femmes fortunées en litière, allaient et venaient comme à la parade, avec leurs animaux domestiques aux laisses ornées de bijoux et leurs esclaves sans bijoux. Il n’était plus blasphématoire mais à la mode d’être vu ici à l’époque proscrite. Des vendeurs s’étaient subrepticement glissés dans les lieux et proposaient des fruits, du vin, des confiseries et parfois de petites poupées en bois qui représentaient la sainte mère avec son enfant. (La plupart de ces sculptures avaient dû être modifiées car, préparées à l’avance, elles avaient représenté un enfant de sexe masculin.) De nouvelles caravanes arrivaient constamment. Des voyageurs lointains étaient venus voir le miracle. Des chameaux blatéraient à travers les bosquets, des ânes vociféraient. L’on faisait le commerce de ces animaux. Bhelsheved était devenue une place de marché. Des papiers, des détritus et de la bouse sèche volaient sur les rues pastel où naguère ne passaient que le sable, les feuilles ou les fleurs. Les vents ensorcelés de la ville ne pouvaient balayer ces objets, peut-être étaient-ils incapables de les distinguer. La fumée des pâtisseries et des poulets qui cuisaient avait taché les murs blancs des temples. L’on prenait des poissons dans le lac pour les placer dans des vessies transparentes et les emporter en guise de souvenirs. Les pauvres jouaient dans les vérandas des temples. Ils imploraient le pardon des dieux chaque fois qu’ils lançaient les dés. Cela leur procurait un étrange plaisir. Certains demandaient de l’argent aux dames opulentes ou aux philosophes : des mendiants.
L’on apercevait rarement les prêtres. Ils étaient repartis dans leur monde céleste en s’enfermant dans leurs cellules, mourant de désolation et de faim, sombrant dans une longue inconscience de désillusion. Seule la tradition avait gardé la ville inviolée. La tradition était un caméléon. Il n’avait pas fallu une armée d’ennemis ou de voleurs pour détruire Bhelsheved. Pas encore, du moins.
Dans le temple central au-dessus du lac, Dunizel venait s’asseoir sur un grand trône doré, que l’on avait fabriqué à son intention, entre les deux bêtes en or devant l’autel. Elle y venait souvent, car on le lui demandait fréquemment. Chaque fois qu’elle était absente, une clameur s’élevait petit à petit. Ils l’appelaient, elle et son enfant, avec une exigence passionnée. Lorsqu’elle et l’enfant apparaissaient, elles étaient adorées. L’enfant était paisible et bougeait à peine sur les genoux de Dunizel. Une garde avait été désignée pour retenir la presse qui s’efforçait toujours de la toucher. Ces soldats perdaient l’équilibre sur les piles de présents posés sur le sol, glissaient sur les raisins, les bracelets et les œufs brisés d’oiseaux rares.
Dans d’autres secteurs du temple, les sages interprétaient la signification de ce qui s’était passé. L’on considérait que c’étaient de grands hommes très intelligents, car chacun avait une explication différente.
Dunizel devait aussi parcourir les avenues de Bhelsheved, portée par ses soldats, l’enfant entre les bras. L’enfant n’était plus alors aussi calme et s’agitait, troublée par le féroce soleil de midi.
À la tombée de la nuit, la cité était bruyante ; ce n’était plus le bruit des chansons et des histoires religieuses, mais un vacarme de disputes et de pièces de monnaie. Le commerce s’était précipité sur l’événement. À quelques pas de la porte ouest (non plus à cent, ni cinquante, mais à dix), des femmes et de jeunes hommes avaient érigé un pavillon écarlate où ils vendaient leurs corps à quiconque désirait copuler. Comme les sages, ils disposaient d’une explication : nul ne devait pénétrer dans l’enclos sacré avec des pensées impures et il fallait donc se débarrasser de ses désirs avant d’entrer dans la ville.
De nuit, on attendait la visite du dieu impatient de coucher avec sa femme vierge.
Une branche gémissait au vent : « C’est le bruit de ses ailes ! »
Un chameau toussait : « C’est la toux de sa monture stellaire. »
Un homme criait à l’intérieur du pavillon écarlate : « Ah ! le dieu est satisfait. »
Pourtant, ceux qui ruminaient profondément sur ces questions étaient conscients que le dieu ne s’était pas positivement manifesté et n’était pas venu revendiquer publiquement sa progéniture. Les sages ne donnaient aucune explication à cela, ni à la nervosité de l’enfant au soleil. La création d’un dieu, même si elle n’était que féminine, aurait dû être capable d’endurer les rayons solaires. Le soleil n’était-il point le symbole ultime de tous les lustres célestes ?
Dans son appartement, parmi le nouveau désordre d’ors neufs, incognito, invisible aux yeux humains, Ajrarn vint voir Dunizel. Il se dressait, ténébreux comme un mince arbre noir poussant au coin de la salle, et il lui dit de sa voix de fer ;
— Céderas-tu, maintenant ? As-tu pris conscience du temps perdu que nous aurions pu passer ensemble ?
Et Dunizel de répondre :
— Mon amour, mon seigneur, ma vie, je ne veux laisser ton enfant seule ici.
— Tu le feras. Ce n’est qu’une question d’attente de ma part. Supportes-tu si facilement d’être séparée de moi ?
— Je ne supporte pas d’être séparée de toi.
— Alors, laisse cette gosse et accompagne-moi. Je la rendrai plus redoutable qu’une dragonne. Elle ne sera pas vulnérable, je te le promets.
— Je ne le puis.
— Je pourrais t’emporter avec moi, que tu le veuilles ou non.
— C’est exact. Et le feras-tu ?
— Non. Mais je ne continuerai point à t’implorer comme si j’étais ton serviteur.
Or, toutes les nuits il revenait et toutes les nuits leur conversation était la même. Ils ne se touchaient pas, bien que la chambre devînt somnolente, suave, électrique du fait des échanges qui se produisaient entre eux. Ni l’un ni l’autre n’acceptait de céder.
Dans son berceau ouvragé, l’enfant tournait la tête sur sa luxuriante chevelure pour les regarder de ses yeux semblables au noyau bleu d’un ciel crépusculaire.
Jaret rentra à Bhelsheved par la même porte ouverte par laquelle elle l’avait quittée.
Elle regarda autour d’elle et ne vit que changements, et elle les vit avec mépris et indifférence. Mais c’est elle, à son tour, que l’on regarda.
Un pouvoir l’accompagnait. Un pouvoir du Prince Chuz, très probablement, qu’il lui avait accordé par la vertu de nombreux contacts physiques. Parmi la multitude de personnes différentes qui emplissaient la ville, Jaret se distinguait. Jeune et vieille à la fois, émaciée, presque belle, les cheveux comme rayés de fauve et de blanc. Une senteur indéfinissable se dégageait d’elle. C’était l’odeur de l’aloès qui imprégnait ses vêtements en haillons.
Dans la rue, on la laissait passer. Les mendiants ne lui demandaient pas l’aumône. Les philosophes grommelaient que c’était une mystique démente sortie du désert. Même les femmes pouvaient tendre au mysticisme, et à ce moment-là elles devenaient plus féroces et moins partiales que les hommes de ce genre.
Jaret marchait et des parties de la foule la suivaient.
Les dames riches la montraient du doigt, dédaigneuses et jalouses.
Jaret monta les marches d’un temple modeste et se posta dessus, baissant apparemment les yeux sur la foule, mais en fait elle la traversait du regard, jusqu’à son amertume. Elle n’était pas gênée, ni vraiment attentive à ce qu’elle faisait. Sa douleur était le centre de l’univers. Elle n’avait pas besoin de trembler devant une foule.
— Vous les abusés ! cria-t-elle soudain, et sa voix s’envola comme un oiseau. Vous les adorateurs de faux dieux !
La foule s’agita et marmotta. Son intérêt avait été capté. Il n’est pas toujours ennuyeux de se faire critiquer.
— Fous que vous êtes ! s’écria Jaret.
Le vent, en gémissant, fit s’envoler les cheveux autour d’elle ; elle leva ses bras maigrichons et sentit Chuz qui riait derrière elle.
— Ce dieu qui a semé sa graine à Bhelsheved n’est nul autre que cette ordure ténébreuse, l’Archidémon de la fosse souterraine.
Sur ce, des cris répondirent à son cri. Comme prévu, on la traita de blasphématrice, de menteuse. On lui dit qu’on allait la tailler en pièces.
— Taillez-moi donc en pièces. La punition s’abattra tout de même sur vous.
Ils lui dirent que les dieux allaient la transpercer.
— Qu’ils me transpercent, fit-elle d’une voix stridente, si je dis autre chose que la vérité.
Elle leur apprit alors de quelle manière Ajrarn, le diable le plus laid et le plus atroce existant sur terre ou sous terre, avait rampé jusqu’à la surface du monde pour engendrer un diable similaire, mais sous la forme innocente d’un bébé, dans le ventre de la catin la plus immonde qui eût accepté de le recevoir. La foule fut horrifiée devant cette apostasie. Jaret leur assura que l’apostasie se trouvait chez eux et non chez elle, car ils considéraient un démon comme un dieu. Lorsqu’elle eut dit tout ce qu’elle désirait, elle redescendit les marches et retraversa la foule pour aller en haranguer une autre partie.
Le jour gonfla froidement, se déçut et se mit à diminuer. Jaret avait parlé plusieurs fois. Sa voix était rauque. Certains avaient un vague souvenir d’elle. Mais ceux qui l’associaient aux dix-sept meurtrières supposaient qu’elle était morte comme les autres et qu’elle se trouvait ici sous forme spirituelle afin de les alarmer. Une pensée intéressante, car un esprit savait assurément des choses que les vivants ignoraient.
Lorsque le jour eut atteint sa limite, rares étaient ceux qui n’avaient pas entendu ou entendu parler de la lamentation de Jaret.
Un seigneur prospère, qui s’enorgueillissait des personnages intéressants qu’il pouvait prétendre avoir vus fréquenter sa table, envoya son esclave mander Jaret dans sa tente. Jaret accepta l’invitation avec hauteur. Elle entra et s’assit parmi les rideaux diaphanes, les lampes à foison, une dizaine d’éminents rhétoriciens et savants et trente hôtes impatients. Si elle fut intimidée un seul instant, elle n’en donna point l’impression.
Lorsqu’on lui présenta de la nourriture, elle la refusa.
— La honte et l’angoisse sont ma viande et mon breuvage.
Lorsqu’on lui offrit des fruits et du vin, elle déclara de sa voix rugueuse très théâtrale :
— Le raisin sucré est devenu pour moi l’aloès, porteur d’amertume et de purgation.
Les invités se repurent en écoutant, fascinés, les déprimantes exclamations de Jaret. L’hôte finit par la persuader de conter son histoire. Elle parla librement de sa copulation avec le démon, de l’extase qui dépassait toutes les extases, du meurtre qu’elle avait été persuadée d’accomplir et de son évasion surnaturelle grâce à « Une grande Créature qui m’a prise en pitié ». Elle ne prononça point le nom de Chuz. Chuz avait agi sur sa langue, très probablement, afin de sauvegarder sa réputation. Elle donna cependant l’impression qu’il s’agissait d’un messager céleste.
— Merveilleux divertissement, dirent les invités du seigneur, quelque peu mal à l’aise.
La rumeur courut hors de la tente, emportée par le vent vespéral, ou par la bouche de ceux qui écoutaient et s’en étaient allés.
La nuit était comme une marmite qui bouillonne. Les naïfs commencèrent à douter. Les blasés, déjà las de l’uniformité de l’enfant de Dunizel, s’éveillèrent à l’espoir de quelque chose de neuf. Les esthètes débattirent violemment.
On aperçut un poisson qui se baladait sur les nageoires au bord du lac : la Folie était aussi de sortie.
Au matin, le soleil et Jaret se levèrent et traversèrent la ville ensemble. Les vagues de la foule montaient et descendaient. Le temple se vida par préférence pour le spectacle très particulier qui se déroulait à l’extérieur. L’on prit les diatribes de Jaret pour des prédications.
Lorsque le jour faiblit, un célèbre philosophe envoya son esclave demander à Jaret de le rejoindre dans sa tente, pour qu’ensemble, avec ses semblables, ils puissent discuter ses enseignements. Elle pénétra dans la tente et le réprimanda sévèrement.
— Je ne suis qu’une femme et tu cherches à m’élever au rang intellectuel d’un homme. Cela, n’est guère étonnant, puisque tu penses qu’un dieu peut naître sous une forme féminine.
— Très habile, dirent les hommes, profondément troublés et stimulés.
Les ailes de la nuit se refermèrent sur Bhelsheved.
Le temple était vide, les flammes sacrées brillaient sur ses dorures. Sur la mosaïque du sol, près du trône doré où Dunizel s’asseyait avec son enfant, quelqu’un avait gravé le symbole dont la traduction exacte est : XXX
Et, dans l’obscurité de ces ténèbres, Ajrarn lui dit peut-être :
— Ils vont te blesser. Il faut maintenant que tu laisses l’enfant et que tu m’accompagnes.
Mais elle refusait toujours d’abandonner sa fille et lui de l’emporter. Il ne voulait pas davantage la forcer à quitter les lieux contre son gré.
Au matin, la clameur se fit entendre :
— Jaret ? Jaret la Devineresse !
Jaret répondit à cette clameur d’une voix qui était désormais aussi rauque que celle d’un freux.
— Je suis l’aloès, croassa-t-elle. Je serai votre remède. Je vous purgerai de votre aveuglement.
Elle croyait tout ce qu’elle disait, alors même que, comme cela lui arrivait parfois, elle distinguait un personnage fantomatique dans la foule, enveloppé dans un manteau prune, un sourire braqué sur le sol comme une tête de mort aux dents d’airain.
Mais, comme le troisième jour de Jaret dans la ville se fondait dans la troisième nuit, un troisième esclave vint la voir. Il était vêtu avec une richesse et une simplicité extraordinaires, pourtant de curieux reflets, comme le jeu de flammes colorées, peut-être dus aux effets secondaires du couchant, lui obscurcissaient le visage.
Il ne lui parla point, cet homme, bien que tous ceux qui l’entouraient fussent occupés à beugler, l’implorant de venir dans telle ou telle tente. Il ne parla point, pourtant tout dans son attitude signifiait : « Il faut que tu m’accompagnes. »
— Très bien, dit Jaret.
Elle ne savait trop pour quelle raison elle avait daigné le choisir, lui qui n’avait même pas annoncé le nom de son maître. Mais son cœur battait la chamade. Plus fort que par appétit de renommée ou de vengeance. Tandis que les murs, les lumières, les bosquets et les attroupements restaient derrière eux, elle demanda sur un ton péremptoire :
— Où est située la tente de ton seigneur ?
L’esclave se tourna à demi et elle entr’aperçut son visage. Il était beau. Elle frissonna. Avant qu’elle eût pu l’interroger à nouveau, la tente fut devant eux. Elle était noire comme le charbon et, comme un charbon, paraissait émettre des rayons incendiaires. Était-ce là un nouveau stratagème de Chuz ? Elle n’avait jamais véritablement détecté qui ou ce qu’était Chuz, en dehors de son guide, son aide spirituel, à qui, du fait de ses souffrances, elle avait eu droit. Mais elle détestait également Chuz. Car il lui avait montré les faits peu charitables de sa destinée. Elle foudroya du regard le pavillon noir, mais au même moment le tissu se replia.
Entre, lui dit l’esclave, toujours sans mot dire.
Rosâtres et somnolentes, les lampes dans le pavillon, bronzant les objets en métal sombre, le marbre pâle, la soie lourde. Plus riche que la tente du riche, plus vivifiante que la tente du philosophe.
Jaret découvrit qu’elle était entrée. Dès l’instant où elle l’eut fait, la stupéfaction parut l’envahir. Cela lui rappela la vision de la vérité dans le jardin. Une tasse fut placée dans sa main. Avant de s’être rendu compte de ce qu’elle faisait, elle avait siroté... et s’était étouffée. Une bile épaisse se trouvait dans la tasse. Non, pas de la bile : du jus d’aloès.
Elle résolut sans réfléchir de s’enfuir de ce lieu et vit quelqu’un qui se tenait devant l’entrée de la tente, mince, souriant, magnifique, une épée d’acier bleu nue entre les mains.
— Non, tu n’es pas destinée à mourir par l’épée, lui glissa à l’oreille une voix suave et merveilleuse. Tu dois mourir beaucoup plus cruellement. Plus horriblement. Tu dois mourir de ce dont tu avais soif. Par une épée d’une tout autre sorte, percée jusqu’à l’âme et dans des hurlements.
Jaret fit encore volte-face pour affronter le propriétaire de cette voix. Nul n’était là. Ç’aurait pu être la voix d’Ajrarn. On raconte que c’était la sienne.
Elle n’eut que le temps d’un nouveau regard rapide avant qu’une multitude de mains l’agrippent, invisibles. Elle n’était plus la meurtrière affolée, la devineresse hautaine. C’était une jeune femme qui redoutait la torture. Et, tout en sachant que nul ne pouvait l’entendre, ni la sauver, car il était clair qu’elle avait été emmenée parmi les démons, elle se mit à hurler. Peut-être appela-t-elle Chuz, par le nom sous lequel elle le connaissait, qui, sans nul doute, ne pouvait être le sien propre. Sans nul doute également, la tente avait-elle été sécrétée par magie, ou bien emportée dans quelque autre dimension. Chuz n’eût pu la repérer et il ne le put.
Elle hurla donc au début, lorsque ses bourreaux se saisirent d’elle, mais au bout de quelques secondes ses cris devinrent de petits gémissements surpris, car les mains de ceux qui la torturaient la caressaient et les caresses commencèrent à produire en elle des frémissements tournoyants de plaisir irrésistible. Elle perçut de nouveau (sans réfléchir, par son seul instinct, car les lambeaux de sa raison avaient déjà été chassés comme des chiens) que ce plaisir devait constituer sa torture. Elle eût donc voulu hurler encore, mais les titillements voluptueux et les défaillements bouillonnants de sensation lui avaient déjà serré la gorge.
L’amour charnel. C’était leur art, leur génie. Nulle pièce qui n’ait deux faces.
Le passage délicat des doigts était donc un instant un délire exquis, puis les lignes fines tracées par un rasoir ; ses explosions internes... une euphorie croissante, un tremblement horrible à l’intérieur de sa chair.
Ils la transpercèrent, tous ceux qui, invisibles, l’entouraient de leurs attentions. Et le transpercement était tantôt une merveille, tantôt une lame, un épieu. Ils la caressaient de la langue, de la bouche... épitomé de délectation, rongement de loups.
Montant l’escalier de l’horreur poignante et de l’éviscération paroxystique, ils dansaient et la traînaient.
Finalement, alors même qu’elle avait la bouche bâillonnée, elle hurla une nouvelle fois.
Auparavant, elle avait connu trois extases. Il y en eut d’autres, innombrables. Des extases semblables à des poignards, des extases semblables au cœur d’un volcan. Ils la poussèrent à travers chaque tourbillon d’orgasmes. Elle passa par le chas de maintes aiguilles, chacun plus étroit que le précédent.
À la troisième porte, elle mourut en hurlant.
Dans la lumière froide et grise qui précédait l’aube, le cadavre de Jaret, cage d’où avait été arrachée une âme en frénésie, gisait sur le sable. Ses membres étaient pointés vers les quatre coins de la Terre, spatulés et déformés. Son visage était l’image même de tous les spasmes mortifiants, pétrifiant tout humain qui pouvait le voir. Son corps ne portait aucune autre marque.
Comme la lumière affluait, l’on put distinguer un jeune homme qui s’agenouilla à son côté, comme s’il la pleurait, sa blonde chevelure tombant comme un flot de fumée sur sa joue.
— Ah, non, non-frère, dit Chuz. Tu ne joues vraiment pas honnêtement avec moi. Ah, non, non-frère. Ma pauvre fille, dit Chuz en s’adressant au cadavre de Jaret. Dis-moi, pauvre fille, que suis-je ? Suis-je la folie ? Oui. (Chuz soupira.) Tes muscles ne sont pas encore raides.
Chuz se remit debout. Il tourna l’épaule vers Jaret qui gisait sur le sable. Il réfléchit.
— Qui, après tout, est moins sain d’esprit que le Seigneur La Mort ? (Puis il cracha par-dessus son épaule :) Relève-toi, catin, et obéis-moi.
Et le cadavre de Jaret, les membres toujours rigidement tendus, les orteils et les doigts serrés, les yeux crispés et fermés, la bouche immobilement ouverte, se redressa péniblement derrière lui.
— Ah, non, non-frère, répéta Chuz sur un ton si charmant, si musical, que le vent faiblit en essayant d’imiter sa voix. Ah, non.